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samedi 4 octobre 2014

Intervention d’Alain Touraine à la cérémonie du 12 septembre 2014

Mesdames et Messieurs les ministres,
Señora y señor embajadores,
Monsieur Le Président de la Maison de l’Amérique Latine, cher Alain Rouquié,
Monsieur le président de l’Ecole des Hautes Eudes en Sciences Sociales, 
Merci de votre présence qui m’honore.

Mon cher Edgar,

1. Tu m’as fait un grand honneur en me remettant cette décoration, parce que tu l’as reçue toi-même pour la plus noble des raisons, pour faits de résistance.
C’est aussi pour moi un grand plaisir de l’avoir reçue de tes mains car, pendant la longue période qui a culminée de 1970 à 1983, pendant laquelle les sciences sociales en France ont été perturbées par des attaques également aveugles d’extrémistes de bords opposés, nous avons été l’un et l’autre engagés, non dans une action de défense professionnelle vide de contenu mais dans de grands efforts pour faire revivre la pensée sociale. Tu as, en particulier fait reculer le scientisme épuisé, hérité du 19ème siècle, en enseignant aux sciences humaines ce qu’était la science vivante d’aujourd’hui, comme nous le savons tous par le célèbre Journal de Californie.
Mais ce n’est pas des obstacles rencontrés que je souhaite parler ici. D’abord, parce qu’ils ont été largement compensés pour moi par l’appel et l’amitié des Chiliens, des Brésiliens, des Argentins et de tant d’autres, en Amérique latine et ailleurs. Et surtout parce que je suis assez près du bout de ma route pour vouloir avant tout indiquer clairement où va le chemin, parfois caillouteux, sur lequel j’ai cherché à avancer depuis plus d’un demi-siècle.

2. A un déterminisme économique de plus en plus pesant, à mesure que les mouvements sociaux de l’époque industrielle s’épuisaient, j’ai opposé une sociologie des acteurs, des mouvements sociaux, de la libération. 
J’ai commencé ma vie professionnelle active par une longue recherche – plusieurs années de terrain – sur la conscience de classe ouvrière. J’ai montré qu’elle n’était pas un effet du fonctionnement du capitalisme mais la défense par les ouvriers, surtout qualifiés, de leur autonomie professionnelle menacée par le taylorisme et le fordisme. Dès ce moment j’ai compris qu’il fallait penser en termes d’acteurs et non de systèmes.
Peu après j’ai été plongé dans les mouvements étudiants américains et surtout français, que toi et moi, avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, avons été presque les seuls à vouloir comprendre.
Ainsi préparé j’ai élaboré une méthode d’étude des mouvements sociaux, l’intervention sociologique et j’ai mené, avec Michel Wieviorka, François Dubet et, dans le cas de l’étude sur Solidarność en Pologne notre ami disparu Jan Strzelecki, cinq grandes études qui ont duré un an chacune.
Parallèlement, j’ai consacré une partie importante de ma vie à l’Amérique latine ce qui m’a conduit finalement à publier un livre sur la vie sociale et politique du continent dont l’idée générale est inscrite dans son titre : La parole et le sang.
Quant au Chili, que je n’ai cessé de visiter et d’étudier de 1956 à 2013, il est toujours resté au cœur de mes réflexions sur la renaissance des démocraties. Vous comprenez ainsi pourquoi je suis si reconnaissant à la Maison de l’Amérique Latine et à son Président Alain Rouquié de nous accueillir si généreusement. 
Enfin, je n’ai cessé d’attacher la plus grande importance aux mouvements des femmes, en France, où j’ai été proche d’Antoinette Fouque, récemment disparue, et aussi en Espagne et en Italie.
Ainsi, après trente ans de travail j’avais acquis une image assez solide de la société dont nous venions, cette société industrielle qui se construisait ou se reconstruisait presque partout. Mais je sentais aussi, surtout à partir des années 80, que nous quittions ce monde connu pour aller vers un autre, où nous sentions même que nous étions déjà entrés.

3. Aujourd’hui tout a changé. D’abord la nature du pouvoir. La domination et les conflits, qui étaient centrés sur la production, surtout industrielle, ont tout envahi, non seulement les mondes de la communication et de la consommation autant que celui de la production, mais aussi la création des opinions, des représentations, des choix. La domination, dans tous les domaines de la vie sociale, est exercée par un pouvoir qui, quel qu’il soit, celui de la finance, d’un parti ou d’un dictateur, se veut de plus en plus total, sans qu’on ose encore parler du retour des pouvoirs totalitaires, sauf dans des cas extrêmes.
Le conflit principal n’est plus entre ceux qui commandent et ceux qui sont subordonnés ou entre les grandes entreprises et leurs salariés répartis dans le monde entier. Il oppose ceux qui veulent tout mettre au service du pouvoir, de leur pouvoir, et ceux qui réclament le respect des libertés, de l’égalité et de la dignité de chaque être humain et de son refus d’être humilié, c’est-à-dire les droits de l’homme.
D’un côté, l’acteur dominant devient plus politique que social ; de l’autre l’action des dominés devient plus éthique que sociale et économique. Contre un pouvoir qui se veut total, il ne suffit pas de défendre des droits particuliers, voire des statuts juridiques ou des croyances ; il faut mobiliser directement la défense des droits de l’homme fondamentaux, c’est-à-dire universels.
Ce qui m’a conduit à réintroduire l’idée de sujet, qui avait été jetée aux orties par ceux qui voulaient réduire les sciences sociales à la découverte de la logique des systèmes, en éliminant les intentions des acteurs.
Pendant un très long 19ème siècle les idées d’histoire, de développement et de diversité des processus de changement avaient triomphé ; aujourd’hui, l’idée des droits prend sa revanche sur les philosophies de l’histoire. C’est une sorte de retour de Hegel à Kant.

4. Dans ce difficile passage d’un siècle à l’autre, d’une civilisation à une autre, j’ai été le mieux guidé non pas par de grands écrits et de nobles figures mais par l’exemple de ceux et celles qui étaient les plus proches de moi. Déjà avec Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud et Jean-René Tréanton nous avions créé la revue Sociologie du travail pour contribuer à la reconstruction de la sociologie.
Mais surtout c’est la longue maladie et la mort en 1990 de mon épouse chilienne, Adriana, l’être humain le plus humain que j’ai jamais rencontré, qui m’ont fait accomplir ma conversion vers une sociologie de l’individu créateur et ouvert aux autres. Et plus de vingt ans plus tard, en 2012, c’est la disparition de Simonetta, ma compagne italienne, si belle et d’une culture si internationale, qui m’a poussé à élaborer une nouvelle formulation de mes idées en écrivant un gros livre, déjà paru, et un autre, plus ramassé, auquel je travaille encore.
Homme plutôt solitaire, éloigné des jeux et des ambitions mais attentif au monde, je dois presque tout à ceux et celles avec qui j’ai travaillé et vécu. Enfant, j’ai appris de ma famille à aimer le travail et les livres et je suis heureux de saluer ici ma sœur Jeanne, survivante avec moi de ce monde disparu. En revanche, je n’ai pas aimé le lycée, ni avant ni après le Bac, qui a pourtant su me faire entrer facilement à Normale Sup, puis à réussir l’agrégation. Je suis heureux d’avoir commencé ma vie adulte en quittant le monde universitaire pour découvrir le monde du travail, avant d’y revenir grâce à deux hommes dont je tiens à évoquer le nom. Le premier fut Georges Friedmann qui, alors que je ne voulais pas préparer l’agrégation me dit : « Présentez-vous, au moins une fois. Si vous êtes reçu je vous prends au CNRS ; si vous ne l’êtes pas je vous y prends aussi ».
Quant à Fernand Braudel, qui avait eu l’élégance de nous faire recevoir à cette agrégation, Jacques Le Goff, mon cothurne et moi, ex aequo, il me fit élire directeur d’études à la VI section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes - future EHESS – très jeune et me permit ensuite de passer à Nanterre les années 66 à 69, plus qu’intéressantes, avant de revenir à plein temps à l’Ecole. Je tiens à exprimer au Président actuel mon attachement sans limites à cette institution.
A ces deux noms de grandes figures des sciences sociales, je tiens à ajouter celui de Michel Rocard, dont j’ai été très proche pendant sa montée vers le pouvoir et son action à Matignon. Pierre Mendès France, Jacques Delors et Michel Rocard m’ont démontré qu’il existe un avenir pour ceux qui ont le courage de le construire. 
Pendant ma longue vie, assez courte en fait si j’en enlève le temps du travail, ce sont mes enfants qui m’ont apporté l’appui le plus indispensable. Marisol parce qu’elle a osé pénétrer dans la vie publique que j’ai toujours regardé depuis la colline de l’Académie et Philippe parce que je suis très heureux de le voir engagé dans cette grande médecine hospitalière où j’avais vu vivre avec la même passion mon père, mon frère et mon beau-frère Bernard Pierquin.
Je souhaite à tous mes petits enfants de pouvoir réussir la vie où ils entrent, quel que soit le type d’activité et la partie du monde où ils seront conduits à vivre. 
Je veux aussi exprimer ma reconnaissance aux groupes libres de réflexions auxquels j’ai souvent participé. J’ai gardé un attachement particulier pour celui de Cerisy, pour Madame Heurgon et ses filles, qui nous ont si souvent accueillies, aussi bien Adriana et moi que le Cadis tout entier.
J’ai été entraîné par Candido Mendes de Almeida et Margareth dans le tourbillon de l’Académie de la latinité qui m’a fait découvrir de nombreux pays arabo-musulmans dans un esprit de compréhension.
Plus récemment, mon attachement à l’esprit de progrès et de croissance m’a permis, grâce à Anne Lauvergeon, Maurice Tubiana puis François Ewald de participer aux réflexions d’un groupe de grands scientifiques dont je partage le refus de l’irrationalisme, de la décroissance et de la démodernisation.

5. Quant à mon travail, dont je reconnais qu’il a occupé la plus grande partie de ma vie, je veux dire avant tout la chance que j’ai eue de travailler pendant tant d’années avec des personnalités aussi créatrices que Michel Wieviorka et François Dubet qui sont devenus très naturellement des chefs de file de la sociologie internationale, et dont les œuvres personnelles sont parmi les plus influentes.
Je ne veux remercier en plus d’eux et de Philippe Bataille, qui nous a succédé à la direction du Cadis, que quelques absents qui me sont chers : Manuel Castells qui m’émeut quand il se déclare mon fils spirituel, Manuel Antonio Garreton, qui est le meilleur du Chili, Geoffrey Pleyers, aussi multinational que la petite partie de la Belgique dont il vient, Fernando Calderon, Bolivien et figure centrale de la sociologie latino-américaine et aussi ceux qui sont entrés dans la vie publique comme Fernando Henrique Cardoso, deux fois président du Brésil, Ricardo Lagos, ancien président du Chili ou José Nun, ministre argentin de la culture. 
Mais surtout je tiens à dire ma fierté d’avoir travaillé dans mon séminaire des Hautes Etudes pendant plus de quarante ans, chaque année, avec une large majorité de chercheurs et d’étudiants venus d’autres pays. Aujourd’hui même je me réjouis de la confiance que nous manifestent les dirigeants du Kurdistan dit Irakien, qui se définissent comme laïcs, démocratiques et féministes ! Ce qui excite notre sympathie.
Je ne peux pas clore ces remerciements sans dire avec émotion la chance exceptionnelle que j’ai eue de travailler jour après jour, pendant des dizaines d’années, avec des assistantes, dont certaines ont été vraiment exceptionnelles, Jacqueline Blayac, Jacqueline Longérinas et Jacqueline Lanfant. Aujourd’hui, Christelle Ceci a les mêmes qualités qu’elles, qui débordent si largement la définition de leur fonction. 
Enfin peut-être vais-je surprendre quelques-uns parmi vous mais je suis heureux de vous informer que je tiens un blog depuis plus d’un an et de manière assez active avec la collaboration de Djemila Khelfa, un peu comme autrefois j’écrivais régulièrement dans Ouest-France, El País en Espagne et Il Sole 24 Ore puis la Repubblica en Italie.

Final.
Je suis conscient que cette cérémonie peut être ressentie comme un hommage final ; je voudrais au contraire qu’elle marque un nouveau départ.
Nous avons beaucoup travaillé pour comprendre le monde nouveau où nous sommes entrés. Maintenant il faut agir ; la théorie doit faire naître des pratiques ; la sociologie doit être utile. Comment ? Dans un monde vidé d’espoir, désorienté et réprimé elle doit faire naître de nouveaux acteurs, transformer des consommateurs et surtout des victimes en sujets actifs de changements qui étendent et renforcent la reconnaissance des droits de tous.
 Apprenons à faire revivre l’esprit des volontaires, fait de conscience, de générosité et de courage et que tu représentes si bien mon cher Edgar.
C’est un appel que j’adresse aux plus jeunes ; quant à moi, je promets de continuer à travailler, en appui théorique et pratique aux nouvelles libérations, aussi longtemps que je le pourrai.

Merci de votre présence et de votre amitié.


                                              
                                                                          Alain Touraine et Edgar Morin

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